ENQUÊTE
La laine, une filière en crise à reconstruire de A à Z
Emmêlée dans la crise depuis des années, la filière française de la laine s’est lancée dans un ambitieux plan de relance. Le but ? Transformer l’intégralité de la production hexagonale d’ici 2040.
Et si, d’ici une quinzaine d’années, la France transformait l’intégralité des 10 000 tonnes (t) de laine qu’elle produit ? Une perspective à faire rêver tout éleveur d’ovins, sachant que seulement 4 % de la production est aujourd’hui valorisée dans l’Hexagone. Atteindre 100 % de laine valorisée en 2040, soit 8,3 M€ de revenu pour les éleveurs : c’est l’objectif ambitieux fixé par la « feuille de route pour la structuration des filières laines », présentée le 16 mai dernier. Un travail piloté par le collectif interprofessionnel Tricolor et élaboré par une soixantaine de parties prenantes. Avant de se pencher sur la relance, un rappel de la situation s’impose. Depuis plusieurs années, faute de débouché rémunérateur, les prix de la laine payés aux éleveurs sont au plus bas : « La laine m’est payée 5 centimes d’euro par kilo (ct€/kg), alors qu’il me faudrait 2 €/kg pour rentrer dans mes frais, explique Jean-Roch Lemoine, secrétaire général adjoint de la FNO (éleveurs d’ovins, FNSEA). Opération incontournable une fois par an, la tonte de ses brebis coûte « 4 000 € sans compter le personnel salarié » à cet éleveur de l’Aube, alors qu’il reçoit environ 200 € pour sa laine. Résultat : les stocks de toisons s’accumulent dans les fermes dans l’espoir de jours meilleurs. En 2022, la FNO les chiffrait à environ 2 900 t, soit le tiers de la production annuelle. Une situation qui n’a guère évolué depuis. « Un tiers des éleveurs n’ont pas été collectés depuis trois ans », fait remarquer Pascal Gautrand, le délégué général du collectif Tricolor.
Export à l’arrêt depuis la Covid
La principale explication est à chercher en Chine, première destination historique de la laine française. Les toisons y étaient envoyées à l’occasion du voyage retour des conteneurs remplis à l’aller de produits manufacturés. L’épidémie de Covid a temporairement stoppé ces flux. Depuis, la laine n’a pas retrouvé sa place dans les navires. « Il y a eu un petit frémissement en 2023, avec plusieurs milliers de tonnes exportées », note Jean- Roch Lemoine. Mais il y a tellement de stocks que les cours au niveau des élevages n’ont pas décollé.
Dans ce contexte, la seule issue pour la filière française consiste à « sortir de ce marché mondial », résume Pascal Gautrand. D’autant que la planète lainière est dominée par les fibres de l’hémisphère Sud, moins chères et plus adaptées au textile. L’Australie et la Nouvelle-Zélande ont axé leur production ovine sur la laine, quand la France se concentrait sur la viande et le lait. Selon Jean-Roch Lemoine, de la FNO, « en France, nous avons 60 races, mais seulement trois ou quatre donnent des laines fines utilisables pour le textile », débouché le mieux rémunéré. Une diversité qui complique la collecte et le tri des toisons, mais qui permet aussi de répondre à la myriade de débouchés potentiels. Au-delà de son image étroitement associée à l’habillement, l’étendue des valorisations de la laine donne le tournis : isolation, emballage, paillage, voire engrais ou encore alimentation animale.
Le compostage pour « assainir le marché »
Pour rendre la laine française rentable, le CGAAER (ministère de l’Agriculture) distingue dans un rapport d’avril 2023 « deux options » pour les éleveurs : « investir pour une valorisation » ou « éliminer la laine […] à moindre coût ». Cette deuxième approche cible surtout le marché de la fertilisation, après transformation en engrais dans une usine ou par compostage (en mélange avec du fumier) à la ferme ou dans des structures coopératives. Jean- Roch Lemoine espère que cette solution permettra « d’assainir le marché » en résorbant les stocks. Interdit - mais pratiqué par certains éleveurs « en toute bonne foi » -, le compostage de la laine est « une technique ancienne éprouvée », rappelle le CGAAER. Mais son déploiement se heurte à un frein réglementaire : pour y avoir recours, un éleveur doit obtenir un agrément sanitaire au titre de la réglementation européenne SPAN (sous-produits animaux), ainsi qu’un enregis-trement ICPE. Pour lever cette barrière, des essais sont en cours dans deux fermes expérimentales, au Mourier (Haute- Vienne) et à Fedatest (Haute-Loire). Le but ? Élaborer un cahier des charges et un dossier type qui allégeraient la procédure. D’après Jean-Roch Lemoine, « les résultats sont attendus fin 2024 ». Enfin, l’Anses doit évaluer les risques sanitaires et environnementaux liés à l’utilisation de laine brute (notamment comme fertilisant). Après avoir constitué un groupe d’experts, l’Anses prévoit de publier son avis en octobre 2025. Une étape avant d’envisager une « révision de la réglementation ICPE », comme le suggère le CGAAER.
Y. G.
De multiples chantiers
Pour relancer la filière, ses acteurs ont dressé une feuille de route où les chantiers sont nombreux.
Des chantiers, le plan de relance de la filière laine en prévoit pléthore. Structurer la collecte de laine. Intégrer sa qualité dans les schémas de sélection génétique. Professionnaliser le tri dans les coopératives ovines. Former et sensibiliser les éleveurs, mais aussi les opérateurs tout au long de la chaîne. Faciliter l’utilisation de laine comme isolant. Créer une interprofession. Caler un process industriel de transformation en engrais. Mener des recherches sur la fabrication de fibres de kératine à partir de la laine, etc. Bref, un travail titanesque.
Parmi ces dossiers, deux méritent qu’on s’y attarde plus longuement. D’abord le lavage. Avant de pouvoir transformer les toisons brutes (appelée « laine en suint »), il faut les débarrasser de la suintine, un mélange de sueur et de graisses qui représente 40 % de son poids brut. Or, outre les unités artisanales, il ne reste plus dans l’Hexagone qu’un seul site de lavage de taille semi-industrielle : le Lavage du Gévaudan, en Haute-Loire, d’une capacité de 200 t par an. Cette opération est donc le plus souvent effectuée en Belgique, Espagne ou Italie, voire en Chine. « Il est […] en général admis qu’il serait utile qu’une unité de lavage industriel se crée en France », en conclut le CGAAER, citant deux projets « en cours d’étude ».
Autre dossier brûlant : le partage de la valeur dans la filière, sujet trop peu abordé dans la feuille de route aux yeux de Jean-Roch Lemoine. « Il n’y a que quatre négociants en laine en France, dont un qui fait 80 % du marché. On entend dire qu’ils veulent suivre les prix du marché, afin de préserver leurs tarifs et leurs débouchés. » Et l’élu de la FNO de plaider pour une application d’Égalim à la filière laine et pour « la mise en place de labels pour créer de la valeur pour les éleveurs (voir tableau ci-contre). »
Enfin, la dernière inconnue est d’ordre politique. Impossible de savoir à ce jour quelle sera la position du nouveau gouvernement en matière de moyens pour un plan de relance de la filière laine française.
Y. G.
"Depuis deux ans, la laine est stockée au fond des hangars"
Partout en France, les éleveurs cherchent des débouchés pour leur laine. Témoignage de la présidente de la fédération départementale ovine de Haute-Loire et éleveuse à Séneujols, Véronique Roux.
Qu’en est-il de la laine et de sa collecte dans les exploitations ovines de Haute-Loire ?
Véronique Roux : « Depuis deux ans, nous n’avons pas organisé de collecte de laine, car nous n’avons pas de débouchés ou bien à des prix dérisoires. La laine est donc stockée au fond des hangars, elle gène et si elle n’est pas correctement emballée et mise en hauteur, elle risque de prendre l’humidité et de s’abîmer. Pour ma part, j’ai 700 à 800 kg de laine en attente… D’autres en ont 2 ou 3 tonnes ! »
Quels sont les problèmes soulevés par les éleveurs quant à cette problématique laine ?
V. R. : « D’abord, nos laines, issues de races locales comme la Blanche du Massif central (BMC) ou la Noire du Velay, n’offrent pas une très bonne qualité. Elles sont trop fines ou jarreuses. Elles sont vendues à un prix de l’ordre de 10 cts/kg pour la BMC par exemple qui donne 1kg de laine par brebis, alors que la tonte nous coûte en moyenne 2 €/brebis. Ce prix est inacceptable quand on sait que cette laine partira en Allemagne pour y être transformée et qu’elle reviendra en France pour l’industrie de luxe. De plus, nous avons beaucoup de contraintes pour organiser un chantier de tonte propre (pas de paille, pas de fumier), trier les toisons en les gardant les plus complètes possibles… Chez nous, il faut compter trois jours pour tondre nos 550 brebis, avec deux personnes pour les attraper, un tondeur et un ramasseur de laine. »
Avez-vous des pistes pour des marchés ?
V. R. : « Il existe quelques marchés de niche comme pour la Noire du Velay, ou pour le secteur de la Margeride qui a la chance d’avoir l’entreprise de lavage de laine Laurent qui collecte localement. La FDO 43 travaille actuellement avec la FDO 63 sur un projet avec une entreprise puydomoise Capillum spécialisée dans le paillage. Ils utilisent des cheveux et des chutes de tissus, et ont mis en place des essais avec de la laine. Nous travaillons sur ce projet depuis six mois et sommes dans l’attente de résultats. Ce ne sera qu’un marché de niche, mais c’est mieux que rien. Par ailleurs nous mettons beaucoup d’espoir dans une autre valorisation de notre laine, le compostage. À défaut de la vendre, elle pourrait au moins être valorisée pour nos exploitations. Le problème, c’est que la laine est considérée aujourd’hui comme un SPAN (sous-produits animaux) et donc soumise à une réglementation européenne, qui oblige à une autorisation spécifique et une hygiénisation avant utilisation. Les coûts sont bien trop élevés pour nos élevages. Aujourd’hui, nous nous battons pour cette filière sur deux tableaux : le prix et les normes. »
Propos recueillis par Suzanne Marion
TRAÇABILITÉ DES LOTS DE LAINE / Une application
L’usage de la laine dépend entièrement de ses caractéristiques : longueur et épaisseur des fibres, présence de jarre (poils de couverture raides), pigmentation, résistance, brillance, etc. Le collectif Tricolor a développé une application qui permet de remonter jusqu’à l’élevage. Un outil qui, espère Pascal Gautrand, pourrait « générer une épine dorsale pour la filière ». Car « il permet aux groupements d’éleveurs qui le souhaitent de mettre en place une rémunération liée à la qualité » (au lieu du paiement au poids actuellement en vigueur). Le collectif Tricolor voit dans cet outil un moyen d’inciter les éleveurs à produire des laines de meilleure qualité. « C’est vrai que, au fil des années, les éleveurs se sont détournés de la qualité de la laine », reconnaît Jean-Roch Lemoine.
Y. G.
AFFICHAGE ENVIRONNEMENTAL / La laine française tire son épingle du jeu
Alors que l’exécutif compte finaliser cette année l’affichage environnemental pour le textile, l’Ademe a créé deux catégories de laine pour le calcul de l’impact environnemental, distinguant les fibres produites dans l’hémisphère Sud de celles produites en France. Ces dernières sont baptisées « Nouvelle filière ». Une mesure qui « change vraiment la donne », selon Pascal Gautrand, délégué général du collectif Tricolor, qui affirme que la laine française pollue « cinq à neuf fois moins » que sa concurrente de l’hémisphère Sud. « Le modèle de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, ce sont des troupeaux hyper extensifs jusqu’à 10 000 têtes, où les éleveurs ne voient les moutons qu’une fois par an, pour les tondre », résume-t-il. Le modèle français « utilise beaucoup moins de surface par animal ». Et la production principale reste la viande ou le lait, d’où la nécessité, selon lui, de ne pas affecter la totalité de l’impact environnemental à la laine. Cette démarche pionnière en Europe pourrait bénéficier aux autres pays d’élevage ovin, espère Pascal Gautrand.