ENVIRONNEMENT
Le difficile chemin de la réussite de la décarbonation

Sur le principe, tous les acteurs, de la production à la grande distribution, sont d’accord pour décarboner. Mais l’application du principe risque de prendre plus de temps que prévu et encore faudrait-il que tout le monde joue le jeu.

Le difficile chemin de la réussite de la décarbonation
L’agriculture qui émettait plus de 80 Mt éqCO2/an en 2017, a aujourd’hui franchi la barre des 75 Mt éqCO2 pour atteindre environ 73 Mt éqCO2. ©P Dureuil Cniel

Les politiques essaient de faire avancer le dossier de la décar­bonation, parfois à marche forcée. En effet, la Stratégie natio­nale bas carbone (SNBC) adoptée en 2015 a été révisée une première fois en février 2020 puis une deuxième fois en 2023 avec, à chaque fois, des ajus­tements qui ont dérouté les secteurs économiques concernés : industries, agriculture, transport, énergie, etc. La stratégie doit désormais s’aligner sur les engagements européens, notamment ceux de décembre 2020, quand l’Union européenne (UE) a porté son objectif de réduction d’émission de gaz à effet (GES) de serre à 55 % entre 1990 et 2030, contre 40 % antérieurement ! Pour Aurélie Catallo, directrice de l’agriculture à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), il ne fait aucun doute qu’à plus ou moins longue échéance, il faudra réduire la production agricole, même si l’ob­jectif affiché est de réduire les apports en azote d’un quart d’ici 2050 tout en maintenant le potentiel de production. Elle doute que l’on puisse y parvenir. Il en est de même pour le cheptel laitier et/ou le cheptel bovin allaitant. Les modélisations de l’Iddri et d’autres instituts ne permettent pas de déterminer avec certitude l’impact réel des politiques de décarbonation sur la production agricole française. « On raisonne comme si les agriculteurs étaient pleinement indépendants de leurs choix économiques et environnementaux. Or ils ne le sont pas. Ce qui les met dans des situations d’impasses », a-t-elle estimé.

Neutralité carbone en 2050

L’intérêt est de réussir la décarbona­tion de l’amont agricole avec l’objectif de réussir une agriculture neutre en carbone en 2050, alors même qu’elle est encore « trop dépendante aux énergies fossiles et aux importations pour l’alimentation animale et trop vulnérable à la spécialisation de certains systèmes (phytosanitaires, sélection végétale…) », a observé Corentin Biardeau, ingénieur de projet agriculture de The Shift Project. L’investissement n’est pas que finan­cier. Il se fait aussi dans la formation des conseillers et dans la contractuali­sation, a illustré Olivier Tillous-Borde, directeur des développements straté­giques d’Euralis. L’idée est d’embar­quer les agriculteurs dans la transi­tion agroécologique et de leur prouver que ce système peut être profitable et rentable grâce à la mise en place de fermes pilotes et par le paiement pour services environnementaux, notamment sur la captation carbone. Une démarche confirmée par Christophe Miault, secré­taire général adjoint de La Coopération laitière. « Il faut d’abord jouer les leviers de l’agronomie et de la zootechnie », a-t-il affirmé. Favorable à un conseil/vente sur la décarbonation, il a confirmé que « la moitié des élevages laitiers français ont un capteur carbone chez eux grâce à l’outil Cap’2ER. La Coopération agricole qui établit le lien entre la production, l’industrie et la grande distribution est à même d’apporter des solutions, d’autant plus qu’elle a baissé (- 22 %) ses émissions de gaz à effet de serre plus vite que le reste de l’industrie (- 17 %) entre 2019 et 2023 », a souligné Lucas Colson, direc­teur de projet à la Direction générale des entreprises (Bercy). Mais il lui reste encore à investir entre 12 et 16 milliards d’euros (Md) d’ici 2050 pour atteindre les objectifs SNBC. « Dont 9 à 11,5 Md€ pour les trois filières les plus émettrices : sucre, amidon et produits laitiers », a-t-il précisé. « Techniquement, la décarbona­tion de l’activité à 100 % est réalisable avec les technologies existantes », a enchaîné Patrick Roiron, responsable de la veille industrielle chez le sucrier Cristal Union. Si le recours à la biomasse est une solu­tion, il faudra néanmoins arbitrer entre la production d’énergie et l’alimentation animale, notamment en ce qui concerne les pulpes de betteraves qui peuvent être utilisées dans les deux activités de recyclage, a-t-il expliqué.

Trouver les modèles économiques

Il reste à déterminer les modèles écono­miques de décarbonation à mettre en place tout le long de la filière alimen­taire, de la production à la consomma­tion, « tout en continuant à produire, en étant résiliant et en protégeant les sols et la biodiversité », a précisé Valérie Trapier, directrice RSE de Vivescia. Le marché carbone reste assez fermé pour la France. Elle n’y joue qu’un rôle mineur : 567 000 tonnes équivalent C02 (téqCO2) valorisées à 33 €/tonne, à comparer aux 170 millions téqCO2 à 6,53 €/t du marché mondial. « L’objectif est de partir sur des petites expériences et de massifier », a développé Valérie Trapier qui vise 1 000 exploitations bas carbone en 2026 pour sa coopérative. Pour Vincent Moulin Wright, la moitié de la décarbonation du secteur industriel (- 40 % depuis 1990) est due « pour moitié à la désindustrialisation de la France. Décarboner n’a aucun sens si on ne réin­dustrialise pas », a-t-il observé, deman­dant que chacun joue le jeu, pointant l’inaction des États-Unis, de la Chine, de l’Inde ou encore de la Russie… « Si nos actions sur l’eau, le foncier, la biodi­versité sont mesurables en France car ils restent en France, les GES passent les frontières », a-t-il rappelé, précisant que le monde avait quand même décarboné 40 % de sa croissance en un quart de siècle. Autrement dit, tout n’est pas perdu, la solidarité mondiale pourrait être profitable à tous. Ce qui nécessite que le consommateur consente aussi à payer sa contribution dans l’achat des produits agricoles bruts et trans­formés décarbonés. L’effort n’est pas insurmontable : « un centime d’euro par baguette et quatre centimes pour une bière », a chiffré Valérie Trapier. « Derrière toutes les solutions proposées, n’oublions pas la nécessité d’avoir des débouchés économiques. On ne va pas faire des légumineuses si on ne peut pas les valoriser », a-t-elle conclu, insistant sur « le revenu et la compétitivité des exploitations ». 

Christophe Soulard

L’agriculture sur la bonne voie de la décarbonation
Le Haut conseil pour le climat recommande d’orienter prioritairement le soutien à l’élevage vers les systèmes herbagers. ©Cniel
BILAN

L’agriculture sur la bonne voie de la décarbonation

Le 20 juin, le Haut conseil pour le climat (HCC) a rendu public son rapport annuel pour l’année 2023. L’agriculture qui a baissé ses émissions de gaz à effet de serre doit cependant veiller à mieux articuler ses actions avec les politiques alimentaires, sanitaires et climatiques.

« La France a connu, pour la première fois en 2023 (hors crise Covid), un rythme de baisse de ses émissions de gaz à effet de serre dont l'ampleur - si elle se maintient dans les années à venir - est cohérente avec une trajectoire de décarbonation permettant d’atteindre ses objectifs pour 2030 », se réjouit le Haut conseil pour le climat (HCC). Le secteur agricole, qui émet 20 % des émissions de gaz à effet de serre, les a vu baisser de 1,5 Mt éqCO2/an sur la période 2019-2023. Cependant, cette baisse est moins rapide que d’autres secteurs, notent les experts. Autre bon point : « Le secteur agricole a respecté son 2ème budget carbone », souligne le HCC, ajoutant que son « rythme est en avance, mais proche du rythme annuel indicatif attendu (écart de 0,4 Mt éqCO2 sur 2019-2023) ». Ainsi, l’agriculture qui émet­tait plus de 80 Mt éqCO2/an en 2017, a aujourd’hui franchi la barre des 75 Mt éqCO2 pour atteindre environ 73 Mt éqCO2. Les raisons princi­pales tiennent à la « réduction subie du cheptel bovin pour des raisons socio-économiques, à la baisse de l’uti­lisation des engrais minéraux azotés et d’importations croissantes, génératrices d'émissions dans d'autres pays ». Ce qui donne quitus aux efforts fournis par le secteur agricole. Mais du bout des lèvres, car le HCC ne reconnaît que « quelques avancées limitées » sur, à titre d’exemple, « la formation, les haies ou les diagnostics ».

Soutien à l’élevage herbager

Le HCC souhaiterait que les agriculteurs fournissement encore plus d’efforts. « Solliciter davantage l’agriculture, qui n’est que peu mise à contribution dans l’atteinte des objectifs 2030, permettrait de faciliter le bouclage des émissions d’ici à 2030 et l’atteinte de la neutralité carbone en 2050 », écrit ainsi le rapport. L’organisme demande que la prochaine loi agricole définisse « une vision des modèles et pratiques agricoles souhaitables, afin de donner une visibilité de long terme et des orientations claires à tous les acteurs du système alimentaire ». Autrement dit, aller plus loin dans la réduction des cheptels, car « la part carnée de l’alimenta­tion et les émissions de gaz à effet de serre de l'agriculture constituent des facteurs déterminants de l’empreinte carbone, dans le cadre de verrous plus larges associés au système alimentaire », peut-on lire encore dans le rapport. D’une manière assez paradoxale, deux des neuf propositions du HCC pour l’agriculture soulignent la nécessité « d’orienter prioritairement le soutien à l’élevage vers les systèmes herbagers, de polyculture élevage et agroécologiques qui sont béné­fiques pour le stockage de carbone et d’évaluer, qualitativement et quantita-tivement, l’impact du plan de reconquête de la souveraineté de l’élevage ».

Renforcer les lois Égalim

Ce qui inquiète le plus les experts du HCC, sont « les politiques publiques des douze derniers mois et les réponses de sortie de crise agricole ». Autrement dit, ces derniers pestent contre le lobbying des agriculteurs pour simplement vivre dignement de leurs revenus. Pour ces scientifiques, ces victoires syndi­cales marqueraient « un recul de l’action publique climatique ». « Elles contribuent, dans l’ensemble, à verrouiller la production agricole dans des modèles intensifs en émissions, plutôt qu’à protéger les agri­culteurs des effets négatifs du changement climatique et à les accompagner vers des modèles et pratiques bas carbone », se désole le rapport. Mais dans le même temps, les experts sont conscients qu’il va être compliqué pour les agriculteurs de poursuivre leur adaptation sans financement. C’est pourquoi le HCC demande de « renforcer les lois Égalim et leur mise en oeuvre effective pour rééqui­librer le rapport de force entre les produc­teurs agricoles et les autres acteurs des filières alimentaires, et ainsi revaloriser leur revenu », mais aussi de réorienter les financements du Plan stratégique national « pour augmenter les budgets dédiés aux mesures les plus favorables au climat » et ainsi « renforcer les exigences des standards de conditionnalité et des interventions ». En résumé, le HCC demande à maintenir l’effort et à ne pas baisser la garde.

Christophe Soulard

Le rapport annuel du HCC est disponible sur son site : www.hautconseilclimat.fr
AGRONOMIE

Les sols sont des puits de carbone à stimuler

Alors que l’agriculture s’engage dans des trajectoires de réduction de ses émissions de CO2, le sol représente un levier important, via ses capacités de stockage.

Pour cerner les leviers d’action de l’agricul­ture pour la captation du carbone, il faut déjà comprendre la relation entre sol et carbone, comme le rappelle Sylvain Rullier, ingénieur agro­nome à l’Ademe, spécialisé sols, agriculture et climat. « À travers la photosynthèse, les végétaux captent le carbone atmosphérique et le séquestre dans le sol. En se dégradant, grâce à l’action d’un écosystème animal, bactérien et fongique, les végétaux deviennent matière organique et stockent du carbone dans les sols. Toutefois, il s’agit d’un cycle. Ainsi, la matière organique finit par être complètement dégradée jusqu’à être minéralisée et le CO2 finit ainsi par être relâché dans l’atmosphère ». Tout est donc question d’équilibre et de flux. « Il faut entretenir les apports en matière organique pour compenser le CO2 relâché dans l’atmosphère. Or, ces dernières décennies, il y a eu une tendance à la dégradation des sols. La minéralisation dépasse les apports en matière organique. Il s’agit de remettre en état ces sols dégradés pour rééquilibrer les flux et se rapprocher de l’équilibre qui se produit dans une situation naturelle. Les sols ne sont toutefois pas des puits de carbone infinis. »

Prairies et grandes cultures

La France a initié lors de la COP21, en décembre 2015, une initiative mondiale appelée « 4 pour 1000 » visant à lancer des actions concrètes sur le stockage de carbone dans les sols et définir les pratiques pour y parvenir. Avec l’objectif d’atteindre un taux de crois­sance annuel du stock mondial de carbone des sols de 4 pour 1000, qui permettrait d’absorber et de stocker l’équivalent des émissions anthropiques annuelles de CO2, soit 75 % des émissions de gaz à effet de serre. Mais concrètement, comment faire ?

« Il n’y a pas de solution ou de plantes miracles », répond Adrien Raballand, responsable activité conseil bovin chez Adice Conseil élevage. Dans une étude livrée en juin 2019, l’Inrae s’intéresse tout particulièrement aux prairies et aux grandes cultures et cultures pérennes, pour leur capacité de stockage supplémentaire de carbone. En prairie, « l’idée est de trouver le bon mélange, adapté au contexte bioclimatique et qui soit durable, car la durée de vie de la prairie est primordiale. En dessous de quatre ans, une prairie n’arrive pas à stocker suffisamment de carbone », précise-t-il. Et le bilan dépend également de la façon dont on va détruire la prairie. « Si on détruit seulement en surface, sans labourer, on peut se permettre de raccourcir un peu la durée de vie de la prairie. Dans un objectif de prairie permanente ou longue durée, les mélanges avec une forte teneur en dactyle et fétuque sont intéressants. Ils vont mettre du temps à s’installer et sont moins appétant que d’autres mélanges. Mais ils résistent bien aux sécheresses et sont durables. Or, plus un système de prairie dure, plus il a de capacité à stocker du carbone. » « En grandes cultures, la capacité de stockage dépend surtout du travail des sols et des rotations. Il s’agira de travailler le moins profondément et régulièrement possible. En intégrant des intercultures, on peut arriver à un bilan stable voire légèrement favorable au bout de dix ans », estime Adrien Raballand. « Augmenter les couverts intermédiaires et éviter les périodes où les sols sont nus apporte beaucoup de matière organique », explique Sylvain Rullier. On peut égale­ment, dans la rotation des cultures, allonger la durée des prairies. En viticulture, on peut aussi favoriser l’enherbement. Toutes ces pratiques ont un effet stockant avéré, qui peut aller de plusieurs centaines de kg jusqu’à plusieurs tonnes de CO2 par hectare et par an. En revanche, l’Inrae affirme bien qu’il faudra les main­tenir sur plus de trente ans pour que le stockage soit efficace. « La restauration est malheureusement plus longue que la dégradation d’un sol. »

Leïla Piazza

Estimation du stock de carbone dans les premiers centimètres du sol.
ÉLEVAGE / Une méthode validée
©iStock-SolStock

ÉLEVAGE / Une méthode validée

La Coopération agricole-nutrition animale (LCA) et le Syndicat national de l'industrie de la nutrition animale (Snia) ont indiqué que l’Autorité de la concurrence avait rendu un avis dans lequel elle reconnaît que la méthode standardisée d’évaluation du poids carbone des aliments pour animaux est « favorable à la normalisation et aux objectifs de développement durable ». Cette méthode intègre la fabrication, le transport et les ingrédients incorporés. Une version opérationnelle de cette méthode sera mise à disposition en septembre 2024. « Afin de garantir la fiabilité des données issues de cette méthode qui seront transmises aux filières, un dispositif de vérification sera mis en place par Oqualim, avec une opérationnalité prévue pour le premier semestre 2025 », indiquent LCA et le Snia. Ils ambitionnent de réduire de 20 % les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées à l’alimentation animale d’ici 2030.

NEUTRALITÉ CARBONE / L’Ademe prépare un guide

Dans un rapport publié récemment, l’Ademe présente la première ébauche d’une méthodologie visant à aider le secteur agricole à atteindre la neutralité carbone en 2050, à échelle territoriale. Le but est de « faciliter la mise en mouvement des acteurs en proposant une succession d’étapes réalistes face à l’ampleur de la tâche d’une transition à long terme ». L’Ademe puise, dans les prospectives climatiques agricoles existantes, les éléments méthodologiques utiles à chaque étape d’un projet : « cadrage, construction d’un scénario tendanciel, construction de scénarios alternatifs, mise en récit, formalisation du plan d’action et livrables adaptés aux destinataires de la prospective », liste l’agence. Cette première ébauche doit désormais être testée pour aboutir à une méthodologie consolidée et réplicable, et à la production d’un guide. « Il s’agit donc à présent d’identifier des régions ou territoires d’expérimentation potentiels pour mettre concrètement en oeuvre le projet prospectif », indique l’Ademe.