SOCIAL
Une agriculture sociale et solidaire, c'est possible
Jean-Paul Barithel est président du réseau Astra (Agriculture sociale et thérapeutique en Auvergne-Rhône-Alpes) depuis cinq ans. L’organisation, créée en 2011, vise à l’intégration de jeunes personnes en difficulté dans des structures agricoles aux côtés d’agriculteurs. Un échange vertueux entre social et agriculture. Interview
Quelle est la genèse du réseau Astra et quel est son champ de compétences ?
Jean-Paul Barithel : « Je dirigeais auparavant un établissement médico-social qui comporte une activité agricole, la Ferme de Bellechambre en Isère. Cette ferme accueille des personnes atteintes d'autisme, pour la plupart inaptes au travail à hauteur de 80 %. Pour autant, nous croyions au fait que ces personnes puissent trouver leur place dans des activités agricoles aux côtés d’agriculteurs. Au cours de l’année 2009, j'ai été convié à une rencontre à Bruxelles dans le cadre de la politique agricole commune (Pac), pour aborder le sujet de l'agriculture sociale. J’ai donc pu échanger avec d’autres représentants de structures sociales agricoles et me rendre compte que nous avions les mêmes problématiques quant aux personnes en difficulté. Je parle de personnes sans domicile fixe, celles qui ont des dépendances, des malades psychologiques ou psychiatriques, qui sont en hôpital, des personnes atteintes de troubles autistiques ou sur le versant de la maladie mentale. Le panel est large. Les approches politiques étaient cependant complètement différentes selon les pays (Pays Bas, France, Suisse, Italie, Allemagne…). Les Pays Bas et l’Allemagne étant beaucoup plus développés à ce niveau-là. C’est donc en explorant la situation française, en Auvergne-Rhône-Alpes plus particulièrement, que nous avons créé le réseau Astra, en 2011. Nous répertorions ainsi des fermes et rencontrons des agriculteurs potentiellement intéressés par le fait d’accueillir quelqu'un, en l’occurrence un jeune en difficulté. »
Comment est intégré un jeune dans une ferme et quel type d’exploitation pratique l’accueil social en Aura ?
J-P B. : « Nous faisons en sorte que les agriculteurs décident de leur propre organisation, rien n’est imposé. Si l’un d’eux a une demi-journée ou une journée dans la semaine pour accueillir un jeune, ou un petit groupe, nous trouverons une personne accompagnatrice. Nous limitons l’expérience à un ou deux mois, pour que l’agriculteur puisse changer d’avis lorsqu’il le souhaite, mais si tout se passe au mieux, nous pouvons prolonger cette période. Tout est envisageable, tout est possible, nous tâchons simplement de continuer à trouver des financements et à bien aménager les emplois du temps. Compte tenu de la charge de travail que cela peut engendrer, il nous paraissait fondamental que l’agriculteur soit rémunéré. Ce dernier apporte quelque chose, par son outil agricole et son savoir-faire. S’il accueille un jeune, il lui fait profiter de tous ces aspects. Cette rémunération dépend de l’orientation des personnes concernées : les établissements médico-sociaux, par exemple, doivent transférer le prix de la journée, initialement réglé par le patient, à l’agriculteur. Concernant notre champ d’action, nos collaborateurs se trouvent entre la Haute-Savoie et l’Isère et notre siège social à Entremont-le-Vieux, en Haute-Savoie. Nous avons donc des facilités à travailler sur ce secteur-là avec les agriculteurs. Le cofinancement de la Région nous permet de mettre en place des actions afin de nous faire connaître davantage dans d’autres secteurs, notamment par le biais des « Journées Astra », organisées sur un thème précis, au cours desquelles nous échangeons et sensibilisons. La prochaine aura d’ailleurs lieu dans le département de la Drôme. Concernant les exploitations avec lesquelles nous travaillons, ce sont le plus souvent des exploitations en agriculture biologique, mais nous n’observons pas de filière plus ou moins susceptible d’accueillir. Il y a autant de filières végétales, qu’animales. »
Quels sont les bénéfices pour ce jeune public en difficulté ?
J-P B. : « Lorsque je rencontre des agriculteurs, beaucoup me demandent ce qu’ils pourraient bien apporter à ces jeunes. Je leur réponds qu’ils possèdent une mine d’or. Tout ce qu'ils ont construit a de la valeur, notamment pour les services sociaux, pour tous ceux qui sont marginalisés, sans solution. Dernièrement par exemple, nous avons envoyé un jeune de 21 ans, Adrien, sur une ferme spécialisée en veaux sous la mère. Il est plutôt sur le versant de la maladie mentale, apte au travail entre 50 % et 80 %. En principe, il peut donc travailler, mais son travail doit prendre en compte ses difficultés, lui permettre de se reposer, ne pas lui faire effectuer des tâches trop lourdes. Il se rend dans cette ferme une fois par semaine, cela peut paraître peu, mais pour lui c’est déjà énorme… Cela lui permet de sortir de chez lui et lui prouve surtout qu’il est capable d’accomplir des choses. Quand ces jeunes sont accueillis dans une ferme, non seulement il y a un volet
d’apprentissage précieux, avec de nouvelles connaissances, de nouvelles habitudes, mais il y a aussi un aspect social incomparable. Lorsque vous grandissez au coeur d’une institution, encadré, toujours en collectif, cela peut finir par vous donner l’impression que vous êtes transparent. Pour ces jeunes, cette expérience, auprès d’un tiers, c’est une tranche d’histoire qui leur appartient. L’agriculture sociale a donc beaucoup d'atouts, à la fois pour les personnes accueillies, mais aussi pour l’agriculteur. Cela lui permet de découvrir de nouvelles personnes, de partager, et pourquoi pas, de se laisser surprendre par ses propres compétences d’accueil et d’accompagnement. »
Propos recueillis par Charlotte Bayon
« Vacances d’enfants à la ferme », un ailleurs pour les enfants en difficulté
Les vacances à la ferme peuvent aussi être synonymes d’insertion sociale. C’est ce que revendique le réseau « Vacances d’enfants à la ferme » créé en 1993 par les chambres d’agriculture, en assurant l’accueil d’enfants issus de l’aide sociale à l’enfance (ASE) durant les vacances scolaires.
Lorsque les écoles ferment leurs portes, les agriculteurs ouvrent celles de leur exploitation. C’est le cas d’Édith Dufour qui accueille des enfants en
difficulté dans sa ferme située à Hauteville-Caumont (Nord-Pas-de Calais) depuis plus de trente ans.
Besoin d’affection
« J'ai commencé à accueillir des enfants par le biais de Gîtes de France (gîtes d’enfants à l’époque). C’étaient des enfants sans problème particulier, qui avaient l’amour de leurs parents et tout le reste. Ils voulaient simplement découvrir la ferme, les parents étaient assez exigeants, je n’y trouvais pas vraiment mon compte », se remémore l’agricultrice. Jusqu’à ce que l’une de ses consoeurs lui suggère l’idée d’accueillir, cette fois-ci, des enfants en difficulté, confiés à l’aide sociale à l’enfance. Lorsque ces derniers sont séparés de leur famille biologique suite à une décision judiciaire, ils se retrouvent en famille d’accueil, en maison d’enfants ou encore confiés à un tiers digne de confiance. D’autres vivent à leur domicile et font l’objet d’un accompagnement socio-éducatif. « Pour rien au monde je ne reviendrais en arrière », assure Édith Dufour. Dans son exploitation en polyculture, Édith fait découvrir la vie à la ferme, entourée de ses nombreux animaux. « Nous avons arrêté notre élevage de bovins lait, mais nous avons encore beaucoup d’animaux », précise-t-elle. Des chevaux, des ânes, des poneys, des chèvres, lapins, cochons d’Inde, ou encore un élevage de chiens. De quoi ravir les enfants en vacances à la ferme et, pour certains, leur apporter un réel soutien émotionnel. « Plusieurs fois, j’ai surpris des enfants allongés dans un box, sur la paille, à côté d’un veau. Ils lui racontaient leur vécu, leur propre histoire. C’est émouvant de voir à quel point le lien avec les animaux peut leur être bénéfique. C’est une oreille qui ne juge pas, ne dit rien, cela les libère parfois d’un poids immense », confie l’agricultrice. Aux enfants qui ont besoin d’amour et de soutien émotionnel, Édith Dufour en offre sans compter. Un bol d’air de la campagne, des activités, de la découverte, une vie familiale : les enfants accueillis sont intégrés à 100 % dans l’exploitation, mais aussi dans la famille.
Une aventure familiale
« Quand ils sont chez nous, c’est 24 heures sur 24. Alors c’est une décision que nous prenons en famille, chaque membre doit être d’accord pour vivre cette expérience », explique Édith Dufour. Une aventure qu’elle a donc choisi de partager avec son mari et ses propres enfants. « Quand on aime les enfants, que l’on a la fibre sociale, c’est une activité qui nous apporte beaucoup, à nous aussi. Et c’est une leçon de vie pour nos enfants. Ils apprennent à partager, à vivre ensemble. Ils découvrent qu’il y a des personnes et des parcours différents, et que l’on peut très bien vivre ensemble ». La première jeune fille que l’agricultrice a accueillie foulait le sol de la ferme pour la première fois lorsqu’elle avait 6 ans, elle y passa ensuite ses vacances jusqu’à ses 18 ans. « Encore aujourd’hui, nous sommes toujours en contact. À l’époque, cette petite fille avait perdu sa maman. Cette jeune femme de 23 ans est aujourd’hui maman et je suis toujours là pour elle. Ce n’est pas la seule. Nous faisons partie de leur vie et ils font partie de la nôtre », conclut avec fierté l’agricultrice.
À la recherche de nouveaux adhérents
Elles sont onze agricultrices dans les Hauts-de-France, à accueillir enfants et adolescents en difficulté (dans la limite de trois par exploitation) durant des week-ends ou des semaines de vacances scolaires. Elles bénéficient d’un revenu complémentaire qui atteint généralement 70 euros par jour. Encadrées par une psychologue, soixante heures de formation sont requises, ainsi que le certificat prévention et secours civiques de niveau 1 (PSC1). Valérie Louchez, conseillère diversification agricole à la chambre d’agriculture du Nord-Pas-de-Calais, regrette le manque d’adhérents cette année. Celle qui accompagne le réseau depuis vingt-deux ans a pu en observer la perte considérable, en raison de départs à la retraite, et un recrutement qui a récemment du plomb dans l’aile. « Auparavant, 30 familles d’agriculteurs faisaient partie du réseau », se désole la conseillère. Tandis que la demande, elle, ne faiblit pas.
Reprendre confiance en soi en travaillant dans la nature
Avec son atelier de maraîchage diversifié, l’association Les ateliers de la bruyère, située en Haute-Loire, tente de redonner le goût du travail à des personnes en difficulté. Un pari réussi pour Géraldine Cournut, 47 ans, qui a découvert la joie de travailler la terre.
« Trois années à ne rien faire. Vous savez certainement ce que c’est, la dépression, je n’ai pas besoin d’énumérer… » Malgré la dureté de ses mots, la voix de Géraldine Cournut est calme, comme apaisée. Depuis le mois de mars 2023, l’Altiligérienne de 47 ans a intégré les chantiers d’insertion des Ateliers de la bruyère. Située à Langeac et à Saugues, au coeur de la Haute-Loire, cette association créée il y a une trentaine d’années permet aux personnes les plus exclues d’accéder à l’emploi. Le fonctionnement est simple. Les bénéficiaires, qui sont sous contrat à durée déterminée d’insertion (CDDI) d’une durée de quatre mois renouvelable pendant une durée maximale de deux ans, peuvent travailler au sein de trois activités : transformation de la laine, maraîchage diversifié et transformation de légumes ou entretien des espaces verts et démolition.
Du maraîchage à l’entretien des espaces verts
Pour Géraldine, qui était sans emploi à la suite d’une maladie invalidante, intégrer l’atelier de maraîchage à raison de 19 heures par semaine a été un soulagement. « J’ai averti dès le départ les encadrants que je faisais des crises d’angoisse, mais tous ont été très à l’écoute, ils prennent vraiment le temps pour chaque personne. J’avais un gros manque de confiance en moi mais, au fil du temps, j’ai pu m’ouvrir aux autres et j’en vois désormais les résultats. » Travailler les cultures en plein champ et sous serre a permis à la quadragénaire de se redécouvrir. Mettre les mains dans le sol, qu’il pleuve ou que le soleil rayonne, c’est en réalité tout ce qu’elle recherchait. « J’ai toujours travaillé dans la restauration et la vente, je n’avais donc aucune base en maraîchage et le travail en extérieur, seulement un stage chez un paysagiste que j’avais beaucoup apprécié… Finalement, travailler sous toutes les météos possibles, ce n’est pas un problème pour moi, tant que je suis dehors. » Cette attirance pour les métiers manuels et l’extérieur, Géraldine a même pu la confirmer lors d’un second stage réalisé au cours de son contrat. « Puisque nous sommes amenés à trouver du travail, nous pouvons effectuer ces expériences en entreprise ou en collectivité territoriale, afin de tester les secteurs d’activité qui nous plaisent, explique la salariée. Dans mon cas, ce fut un stage effectué dans une mairie, pour l’entretien des espaces verts. » Une expérience réussie, qui a motivé l’Altiligérienne à passer une formation supplémentaire d’une semaine au Puy-en-Velay. « J’ai alors appris le taillage des haies, à monter à un arbre et aussi à manier une tronçonneuse… À mon âge, je n’aurais jamais pensé changer complètement de direction », confie celle qui espère ardemment trouver un emploi dans ce domaine qu’elle apprécie dorénavant tant.
Léa Rochon
RAPPORT
Les métiers agricoles, leviers d’insertion professionnelle
En mars 2023, le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) a dressé un rapport sur l’insertion par l’activité économique dans les secteurs de l’agriculture, du paysage et de l’agroalimentaire. Et le constat est sans appel : les métiers agricoles, forestiers et de l’industrie agroalimentaire sont des leviers d’insertion professionnelle pour les personnes éloignées de l’emploi. En effet, une entrée sur cinq dans l’insertion par l’activité économique (IAE) concerne des métiers dans le champ du ministère de l’Agriculture. Ainsi, en 2021, 63 357 salariés en insertion ont effectué au moins un contrat dans un métier agricole. Cette même année, toujours selon le rapport, sur 182 700 entrées totales en structures IAE, 34 800 ont concerné les métiers agricoles, soit 19 % des entrées et 21 % des équivalents temps plein totaux sur la France entière.
Le secteur est en seconde position après le secteur des services à la personne et aux collectivités.
Les espaces verts en tête
Les domaines les plus largement représentés sont les espaces naturels et les espaces verts avec 70 % des contrats et les productions végétales, dont l’horticulture et le maraîchage qui représentent près de 8 000 contrats sur les 12 562 du secteur. Dans le détail, les espaces naturels et espaces verts ont comptabilisé, en 2021, 45 002 salariés en insertion qui ont effectué au moins un contrat dans ces métiers ; les productions végétales 12 562 ; la polyculture, l’élevage et, le soin aux animaux 2 400 ; les métiers de la forêt 153 et les industries agroalimentaires 3 240.
Les salariés des métiers agricoles sont très majoritairement des hommes (82 %). La majorité a entre 26 et 49 ans. Si les rapporteurs n’ont pas pu objectiver la situation des métiers exercés à l’issue du parcours d’insertion faute de données disponibles, ils affirment que les personnes entendues dans le cadre de
l’enquête sont unanimes : « Les bénéficiaires ne poursuivent que rarement dans le secteur agricole après leur parcours en structures IAE ; celui-ci leur sert principalement à remettre le pied à l’étrier en exerçant une activité propice à l’insertion. Il semblerait que ce soit moins le cas pour les métiers du paysage et des espaces verts, où après la sortie du dispositif IAE, un certain nombre de salariés trouve un emploi dans ce même secteur ». La principale raison évoquée est la méconnaissance réciproque des différentes parties (publics bénéficiaires par les employeurs et métiers par les bénéficiaires).
M.-C. S.-B.
Source : Rapport n° 22047 du CGAAER : « L’insertion par l’activité économique dans les secteurs de
l’agriculture, du paysage et de l’agroalimentaire »