Drosophila Suzukii
Face à l’urgence, la solution parfaite n'est pas encore née

Quinze ans après son arrivée en France, les dégâts de la Drosophila suzukii causés sur les cerises et les petits fruits rouges ne sont toujours pas maîtrisés. L’interdiction d’utiliser deux produits phytosanitaires efficaces contre la lutte du ravageur place les arboriculteurs dans une impasse technique. Bien que la recherche soit vigoureusement mobilisée sur la question, les producteurs déplorent des avan­cées et solutions trop longues à arriver au sein de leurs vergers.

Face à l’urgence, la solution parfaite n'est pas encore née
Auvergne-Rhône-Alpes, qui représente à elle seule 35 % de la production nationale de cerises, est confrontée à une pression de plus en plus forte de la Drosophila suzukii.©Apasec

« Quinze ans après l’arrivée de cette mouche en France, nous ne pouvons pas vraiment dire que la situation soit sous contrôle. » Simon Fellous, directeur de recherche à l’Inrae et spécialiste de la Drosophila suzukii (lire encadré), sait pertinemment que sa prise de parole est écoutée avec une grande atten­tion. En réalité, ce séminaire orga­nisé à l’Inrae de Montpellier les 5 et 6 février derniers, était son idée. Une façon de réunir autour de la table, ou plutôt au sein d’un amphithéâtre, les acteurs concernés par la lutte contre ce ravageur des vergers de cerisiers et de petits fruits rouges. Producteurs, chercheurs, techniciens, représentant de la Direction générale de l'alimenta­tion (DGA) et des diverses AOP… Une quarantaine de personnes a répondu à l’appel lancé par le chercheur. Il faut dire que l’enjeu est de taille. « La cerise est une des premières filières que nous risquons de perdre en arboriculture », n’hésite pas à lancer, en guise d’alerte, la présidente de la Fédération natio­nale des producteurs de fruits (FNPF), Françoise Roch.

Plus de dix années de recherche cumulées

Ces dernières années, l’interdiction de deux produits phytosanitaires (lire par ailleurs) a obligé les organismes de recherche et les arboriculteurs à trouver des alternatives pour maintenir à flot la production française. Mais le constat est sans appel : un seul levier ne suffit plus à gérer l’insecte. Chacun a pourtant une pierre à ramener à l’édifice. Les ateliers menés lors de ces deux jours de rencontres le prouvent. À la question : « Comment imaginez-vous les meilleurs modes de lutte ? » Les idées fusent. En tête de liste, la prophylaxie en ne laissant aucun fruit ou déchet au sol, les lâchers de parasitoïdes Ganaspis cf. brasiliensis et la technique de l’insecte stérile (TIS). Si cette dernière nécessite encore des années de recherche (lire par ailleurs), la seconde semble plus prometteuse, puisque des lâchers ont déjà été réalisés à titre expérimental sur fraisiers. Pour beaucoup, cette lutte bio paraît être la plus performante d’un point de vue économique. Elle serait également la plus acceptable par le public. « Une fois que le parasitoïde sera installé, le producteur n’aura plus besoin d’agir et il n’y aura pas d’impacts sur les autres insectes présents », argumente un groupe travaillant sur la question. Restent néanmoins plusieurs interro­gations en suspens : le délai de mise en oeuvre d’une telle pratique, les compé­tences nécessaires et le lieu d’élevage du parasitoïde. Dans d’autres groupes, le piégeage de masse via la technique « push and pull », qui consiste à attirer la mouche hors de la culture à l’aide des pièges attractifs, est souvent évoqué comme une alternative. Tout comme la technique « attract and kill », qui associe un appât à un insecticide.

Une liste à la Prévert, qui ne manque pas de faire réagir certains producteurs de l’assemblée. À l’image de Jean-Christophe Néron, président de l’AOP cerise de France et producteur dans le Vaucluse : « Les solutions ressorties sont celles que nous avions déjà sous le coude, il ne s’est pas dégagé quelque chose d’extraordinaire ». Pourtant, le temps presse. « La filière cerise est un Petit Poucet au niveau mondial», rappelle Alexandra Lacoste, directrice de l’AOP cerise et raisin de table. « Après l’accord bilatéral conclu avec la Moldavie, nous devons être en capacité de produire, sinon d’autres pays le feront et la production française sera remplacée. Nous croyons dur comme fer en la recherche, mais il faut que nous puissions tenir. Or, chaque année, nous arrivons à la veille des récoltes avec des dérogations en moins et nous espérons juste que nous n’au­rons pas trop de pluie et du vent… » Face à ce désarroi, la recherche n’a que peu de réponses. Le matériel parfois défaillant, le budget limitant, les lourdeurs administratives, la rigueur scientifique, le temps de la recherche qui correspond rarement au temps de la production : les raisons de cette lenteur ressentie par les filières sont multiples. Pourtant, dans cet amphithéâtre rempli de cerveaux bouillonnants, quelques voix concordantes s’élèvent. « Ce ne sont pas aux chercheurs de prendre les producteurs par la main, mais c’est à nous, produc­teurs, de mettre des obligations de résultat aux chercheurs, tout en employant des personnes de notre réseau pour s’occuper des dossiers », assure Nicolas Laurent, producteur de cerises dans le Rhône. « Si les filières sont proactives et prennent le dossier en main avec des moyens, nous pourrons donner un cap et aller un peu plus vite. » Celles et ceux qui espéraient trouver la recette miracle comprennent qu’ils rentreront finalement bredouille. D’autres prennent la mesure et saluent ce qui vient de se dérouler sous leurs yeux durant 48 heures : la réunion de la recherche agricole et des producteurs ; la confrontation entre le monde de la recherche et le monde réel.

Léa Rochon

L’insecte stérile, source d’espoir et d’impatience
La technique de l’insecte stérile (TIS) nécessite la mise au point d’un élevage massif qualitatif et de bonnes conditions de stockage et de transport.©INRAE_Arnaud_Ride

Depuis 2015, la technique de l’insecte stérile (TIS) fait l’objet de projets de recherche et d’essais dans les centres d’expérimentation français. Si les premiers résultats semblent encourageants, la dissonance entre le temps de la recherche et l’urgence des producteurs crée une certaine incompréhension.

C’est une évolution qui suscite l’espoir de nombreux producteurs. Afin de lutter contre la Drosophila suzukii, plusieurs organismes de recherche français développent la technique de l’insecte stérile (TIS). Conçue en 1955 par l’entomologiste américain Edward Fred Knipling, la TIS consiste à lâcher des mâles stériles au sein des vergers, afin de susciter des accouple­ments non fertiles et d’augmenter la non-viabilité des oeufs. Si elle s’est montrée efficace dans de nombreux cas à l’étranger, cette méthode nécessite néanmoins des coûts très élevés et une collabora­tion de plusieurs acteurs. L’exemple le plus concret est celui du programme OK SIR, démarré en 1992 en Colombie Britannique (Canada). La TIS a été créée afin de réduire le recours aux insecticides contre le ravageur carpocapse sur 3 400 ha de culture de pommiers. Ce projet a nécessité la création d’une unité d’élevage de 2 millions de carpocapses stériles par jour, financé à 60 % par les impôts des riverains et les charges des producteurs1 et à 40 % par le gouvernement et les universités. Les lâchers stériles ont ainsi été réalisés pendant 20 à 22 semaines, soit une densité de 2 000 papillons stériles par ha et un coût de 1 120 à 2 000 $ par hectare. Un investissement très conséquent, qui a néanmoins permis au pays de diminuer de 94 % la population sauvage de carpocapses et d’atteindre 96 % de réduction d’achat d’insecticides entre 1991 et 2016. In fine, 90 % des vergers présentent moins de 0,2 % de dégâts.

Des essais enfin prévus en Aura

La France est encore loin d’un tel modèle. Des recherches sont pourtant lancées depuis plus de 8 ans. Entre 2021 et 2023, l’INRAe et le CTIFL ont procédé à des lâchers de mâles stériles en culture de fraisiers et framboisiers (serres confinées et tunnels de production). Si les résultats sont encourageants, plusieurs questions subsistent. La TIS nécessite la mise au point d’un élevage massif qualitatif et de bonnes conditions de stockage et de trans­port. Raison pour laquelle les essais se sont pour l’instant cantonnés au département du Gard pour la fraise. Les producteurs sont pourtant demandeurs d’essais en zone Auvergne-Rhône-Alpes. « Nous avions demandé que les essais de l’année 2023 se déroulent dans les monts du Lyonnais et du Velay», rappelle Éric Pauchon, producteur de petits fruits rouges en Haute-Loire. « Mais cela nous a été refusé pour des questions de logistique, puisque le centre de production des insectes de Baladran (Gard) se situe à 2 h 30 de nos exploitations. Nous avons pourtant les conditions idéales pour réaliser des essais : de l’humi­dité la nuit, des journées chaudes, une production étalée sur deux mois… » Une déception entendue par le CTIFL, qui assure que le projet 2024-2026, financé par l’Office français de la biodiversité, intégrera des lâchers d’insectes stériles sur cerises. La région Auvergne-Rhône-Alpes sera-t-elle concernée ? Une information difficile à affirmer, puisque les recherches de parcelles n’ont pas encore commencé.

Léa Rochon

1 - Les riverains déboursaient entre 6 et 12 $ l’année, tandis que les charges des producteurs étaient de 139 $ par ha.

FRUITS ROUGES/ La production AURA
En juillet dernier, la production de cerises était estimée à 33 000 tonnes en France, soit une baisse de 12 % par rapport à l’année 2022 (Source : Agreste).©Pixabay

FRUITS ROUGES /La production en Aura

En 2023, la production de petits fruits rouges subit encore l’impact des intempéries mais également de la Drosophila Suzukii, petite mouche ravageuse de fruits, signalée en France depuis 2010. Elle a été particulièrement présente durant l’année 2023. Une pression qui a causé un impact consi­dérable sur les rendements, particuliè­rement marquée pour les producteurs de cerises.

Cerises : une baisse de 18 % en 2023

En juillet dernier, la production de cerises était estimée à 33 000 tonnes en France, soit une baisse de 12 % par rapport à l’année 2022 (Source : Agreste). La région Auvergne-Rhône-Alpes a particulièrement été concernée par cette baisse, avec une perte de production atteignant les 18 %. Cette baisse s’explique par les intempéries qui ont frappé la région, mais également par la forte pression de la Drosophila suzukii.

Des importations en hausse

La production du bassin Auvergne-Rhône-Alpes représente à elle seule 35 % de la production nationale. Pourtant, les importations de cerises, elles, ont atteint cette année les 2 100 tonnes : un chiffre qui a doublé en seulement un an. Malgré la demande française, c’est un déficit d’offre sur le marché qui a provoqué une augmentation des volumes en provenance d’Espagne. Les cultures ont en effet été plombées par l’arrêt des récoltes ou les problèmes qualitatifs causés par la présence de la Drosophila suzukii.

Des vergers qui rétrécissent

Les arrachages marqués (dus aux intem­péries et à la pression de la Drosophila suzukii) ont laissé des traces dans de nombreux vergers : au total, la région a perdu 3 % de sa surface de production en un an.

Trois cultures suivies dans la région

La Loire et la Haute-Loire ont été le terrain d’observation de cultures de fraises, framboises et groseilles dans le cadre du Bulletin de santé du végétal 2023 d’Écophyto. Durant l’année, 85 obser­vations ont été réalisées par la GIE des fruits rouges des Monts du Velay et la Sicoly. Pour les trois cultures, les résultats attestent d’une forte pression de Drosophila suzukii pour l’année 2023, bien supérieure à 2022.

Charlotte Bayon

Les producteurs de cerises et de fruits rouges en quête de solutions
Entre 2010, date d’arrivée de la Drosphila suzukii en France, et 2020, la filière cerise a perdu plus d’un tiers de ses producteurs..©CTIFLBalandran

Tandis que Drosophila suzukii ne cesse de gagner du terrain en France, l’interdiction du diméthoate, puis du phosmet, inquiète les producteurs de cerises et de petits fruits rouges des monts du Lyonnais (Rhône) et du Velay (Haute-Loire), durement impactés par ce ravageur.

 « Ce matin, ils n’étaient que 30 à être présents à la journée cerise de Bessenay… Ils étaient pourtant 100 il y a dix ans ! » Face à cette assemblée réunie à l’Inrae de Montpellier, Vincent Pestre, producteur de cerises dans le Rhône, avait du mal à cacher son inquiétude. Les chiffres énoncés par Alexandra Lacoste, direc­trice de l’AOP cerise et raisin de table, n’ont fait que justifier cette émotion. Entre 2010, date d’arrivée de la Drosphila suzukii en France, et 2020, la filière a perdu plus d’un tiers de ses produc­teurs. L’interdiction des insecticides les plus efficaces tels que le diméthoate en 2016 et le phosmet en 2022, ont laissé de nombreux producteurs sur le carreau.

« Cette mouche peut décimer une production du jour au lendemain », confie Nicolas Laurent, éleveur et producteur de cerises dans le Rhône.  « Les insecticides encore à disposition sont moyennement efficaces et demandent des cadences de traitement élevées. À l’inverse de la réduction des indicateurs de fréquence de traitements phytosani­taires (IFT)», souffle le professionnel, qui s’est tourné vers des produits biostimu­lants, mais qui déplore un tableau bien plus morose pour d’autres arboricul­teurs. « Les vergers en pleine production continuent tant bien que mal, mais ceux qui détiennent de vieux vergers avec des variétés obsolètes préfèrent arracher sans renouveler. »

Mais la cerise est loin d’être l’unique filière compromise par la fameuse mouche asiatique. Dans les monts du Velay (Haute-Loire), la production de fraises démarre en juin et s’étend jusqu’en septembre, période durant laquelle la drosophile est la plus active. Selon Florence Assezat, responsable technique au GIE fruits rouges des monts du Velay, la pression exercée par le ravageur décimerait 20 % de la produc­tion chaque année. Ce chiffre regroupe en réalité plusieurs paramètres. Outre les fruits qui finissent jetés à la suite d’une piqûre, le ramassage doit être effectué tous les 3 jours, lorsque les fruits sont tout juste mûrs. Leur poids est donc moins important qu’à l’accoutumée. Les producteurs se plient également à un minutieux nettoyage des plants et parfois à de l’effeuillage. Autant d’heures supplémentaires liées à des mesures de prophylaxie à prendre en compte. Dans les vergers, la drosophile ne se contente pas des cerises et des fraises. La framboise fait également partie du bol alimentaire favori des larves. Mais la récolte quotidienne de ce petit fruit limite les pertes à une moyenne de 10 %. « Est-ce que la fraise protège la framboise ? C’est difficile à interpréter », s’interroge Isabelle Guérin, productrice dans les monts du Velay. Comme pour la filière cerise, le filet insectproof est actuellement la solution la plus viable. Mais son coût en dissuade plus d’un. « Nous comptons moins de 10 % d’ha couverts et les aides sont limitées à 3 ha par exploitation », déplore Vincent Pestre. Et quand bien même l’investis­sement est possible, sa logistique sur le long terme ne convainc pas. « Nous ne possédons pas la main-d’oeuvre nécessaire pour la plier et la déplier, et il est essen­tiel de ne pas oublier qu’à un moment, il faudra prendre en compte les calculs des gaz à effet de serre de nos vergers », assure Nicolas Laurent. Pour tenter de s’y retrouver, à chacun ses méthodes. Si la prophylaxie est le premier réflexe adopté par tous, le piégeage à base de vinaigre de vin, d’eau et de sucre, arrive souvent en seconde position. Mais ses résultats semblent limités lorsque la mouche est en grande période d’activité. De son côté, Éric Pauchon a installé des filets insectproof de 4 m de haut autour d’une parcelle. Ces filets n’étaient pas collés contre les tunnels mais disposés à 20 ou 30 cm des tunnels afin que l’air circule. « Comme la drosophile ne vole pas très haut, cela en a arrêté une grande quantité », assure Florence Assezat. La technicienne place beaucoup d’espoir dans la lutte biologique par acclimata­tion, via des lâchers de Ganaspis cf. brasi­liensis, une guêpe parasitoïde exotique.

Léa Rochon

La Drosophila suzukii a été détectée pour la première fois en Europe en 2008, puis en France en 2010. Originaire d’Asie, cette mouche provoque de nombreux dégâts sur les fruits rouges, tels que la cerise, la fraise et la framboise. Une femelle est capable de pondre 400 oeufs sur 10 ou 15 générations, dans un fruit qui n’a pas encore atteint sa matu­rité. Avec des pics d’activité compris entre 17 °C et 24 °C, ce ravageur est extrêmement redouté par les producteurs et les AOP tricolores.