ENVIRONNEMENT
Paysage et agriculture, un récit à réinventer
La journée départementale des paysages, organisée le vendredi 20 octobre par le Conseil d’architecture d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) de l’Ardèche, a permis de présenter une réflexion entamée un an plus tôt autour des paysages et de la transition environnementale.
La photo de paysages, témoin des représentations sociales
Au Domaine du Pradel, à Mirabel, l’auditoire est attentif au récit de l’anthropologue Fanny Urien-Lefranc. Durant cinq mois, elle a mené une recherche-action autour de photographies de paysages ordinaires, prises par différents habitants du territoire ardéchois, ayant répondu à sa requête. Au cours de son enquête, la chercheuse a davantage été interpellée par « l’invisible » que par les paysages naturels, de montagnes, tout droit sortis de « peintures naturalistes, où l’observateur domine le paysage », que les habitants lui envoient. Des images d’Épinal, qui démontrent « une relation d’extériorité avec la nature », relate-t-elle, et sonnent comme un écho aux travaux de Philippe Descola, dont la thèse principale s’appuie sur une distinction occidentale entre nature et culture. Les photos soulignent l’aspect naturaliste de notre société, avec de « grands absents », selon la chercheuse, que sont « les paysages habités, les éoliennes, les fermes photovoltaïques et les humains ». Des paysages, pourtant, en constante modification humaine et donc de transformation du végétal.
A contrario, les seules images reçues représentant des zones périurbaines sont empreintes d’un sentiment de nostalgie. « Les photos sont traversées par une certaine fatalité et traduisent l’inquiétude de l’avenir, avec des images qui présentent l’artificialisation des terres agricoles et une vision d’antan », analyse l’anthropologue. « Mais aussi, l’attachement à un patrimoine vernaculaire, à une fierté agricole, quant aux photos de terrasses (faïsses) ou de murs en pierre sèche partiellement recouverts », ajoute-t-elle.
Si l’exode rural a modifié durablement les paysages et a contribué à l’embroussaillement du territoire, tous les habitants interviewés dans le cadre de la recherche n’ont pas la même vision (voir ci-contre).
« Paysages mangés » : une relation à réinventer
Yves Leroux, enseignant à l’ENSAIA1 en Lorraine, intervient de son côté au sujet des changements des pratiques agricoles face à l’urgence écologique et à la neutralité carbone à atteindre en Europe pour 2050. L’enseignant expose plusieurs scénarios de transition alimentaire et agricole allant de la frugalité générale à un scénario ou la technologie prendra le relais. Il expose ensuite le scénario « Afterres2050 » qui inclut de « diviser par deux les produits animaux, pour diviser par deux les gaz à effet de serre ». Une transition qui passera par « davantage de terres agricoles boisées, de l’agrivoltaïsme de l’éolien et de la méthanisation ».
Autonomie d’un territoire ou partenariat durable ?
Par ailleurs, pour l’enseignant, les pratiques agricoles doivent changer de paradigme : « L’autonomie à l’échelle locale fonctionne, mais à l’échelle d’une filière cela devient difficile à organiser. Il faut mettre en place des partenariats spécialisés durables entre territoires avec les grandes métropoles pour nourrir le plus de monde possible, en proposant une garantie de contractualisation : bien-être animal, émission de carbone, réduction du cheptel que l’on revalorise ». Mais si chaque territoire développe une agriculture spécifique pour nourrir son voisin, l’homogénéisation des paysages guette.
Le foncier agricole, enjeu des paysages
Une vision d’ampleur qui contraste avec les actions menées à un niveau microsocial, par la commune de Jaujac et la communauté de communes Ardèche des Sources et Volcans. Marion Houetz, vice-présidente de la communauté de communes en charge de l’agriculture et maire de Jaujac, et Claire Delorme, responsable du pôle développement territorial de la communauté de communes, font l’exposé d’un projet alimentaire territorial (PAT) et d’un plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) dynamiques. « Nous avons questionné la place de l’agriculture, c’est moins de 10 % de surface totale du territoire. » Face à la déprise rurale et à la problématique du foncier, « le PLUi a permis la reconquête de 260 hectares qui ont été déclassés en zone agricole et naturelle ». Car sur un territoire engoncé comme les environs de Jaujac, rares sont les terres plates, arables, souvent sources de conflits d’usages. « Sur le foncier nous avons mis en place une veille avec la Safer pour que les collectivités achètent des terres agricoles à travers, entre autres, des biens supposés sans maîtres, qui n’ont pas payé d’impôts fonciers depuis 30 ans. Nous incitons également les exploitants à louer. À travers le PAT, nous réfléchissons à l’alimentation que l’on veut voir demain, en limitant l’agrandissement des fermes, avec une agriculture diversifiée par exemple », énumèrent-elles.
Les agriculteurs, praticiens du territoire, ont façonné à travers les âges le paysage. Ils continueront de le faire à travers les nouveaux défis qui s’annoncent pour que, demain, lors d’un prochain projet photo, des images de fermes innovantes viennent s’ajouter à celles des montagnes ardéchoises.
Marine Martin
1. École Nationale Supérieure en Agronomie et Industries Alimentaires.
L’exposition photo « paysages mobilisés » sera à voir et à écouter au CAUE de l’Ardèche, à Privas, du 30 octobre 2023 au 26 janvier 2024.
« Le paysage évolue en fonction de la société »
Fanny Urien-Lefranc a recueilli, à travers des capsules auditives, les propos de différents acteurs du territoire concernant la fermeture des paysages.
La chercheuse soulève la question de l’entretien du paysage, conduisant à s’interroger collectivement au sujet de la hiérarchisation et la classification du vivant. « Les terrasses se sont dégradées, envahies de broussailles », fustige un habitant de Saint-Alban-Auriolles, dans l’extrait audio. Certains témoignages notent une baisse de la biodiversité due aux pins noirs, et autres plantes invasives. D’autres avancent l’argument d’une campagne « moins entretenue ». La nature est alors perçue comme incontrôlable. « L’homme est obligé d’intervenir pour assurer la diversité, c’est paradoxal », témoigne un habitant ardéchois. « Pourtant, les pins noirs ont également été plantés par les hommes pour le boisement des mines », reconnaît-il.
A contrario, d’autres témoignages relèvent la nécessité des forêts, refuges de certaines espèces et du bois mort, berceau de la chaîne alimentaire. Le témoignage d’éleveurs de vaches laitières du Cros-de-Géorand nuance et revient sur le « paysage pelé, marque de fabrique du plateau », tout en admettant « qu’avec des températures qui augmentent, le vent qui s’intensifie, il faut reboiser cet espace, qui l’a été il y a longtemps, avant l’arrivée des moines pionniers ».
Pour la chercheuse, la fermeture des paysages, est « une notion historique et socialement construite ». Nicolas Robinet, cartographe à l’université Grenoble Alpes, assure : « Certaines terrasses se transforment en exploitation de châtaigneraies, ou sont à but patrimonial. Il y a aussi des exploitations de bois avec des coupes. Le paysage évolue en fonction de la société ».