L’institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) a organisé, début juillet, un colloque sut le thème : « De l’éleveur au consommateur : quels enjeux pour les filières de la viande en France ? »
« Accroissement du déséquilibre offre-demande sur le marché domestique pour toutes les filières avec un taux de couverture passant de 98 % en 2020 à 87 % en 2035 ; érosion des structures moyennes et de petites tailles ; des fermes comme des industries, avec une réduction de 34 % des fermes élevant des animaux et 31 % des emplois associés, ainsi qu’une disparition de 20 % des outils d’abattage-découpe et 14 % des emplois agro-industriels. » Telles sont les principales conclusions du scénario tendanciel du rapport de l’Iddri1 sur les trois principales filières viandes en France (porcs, volailles et bovins). Ce scénario tout à fait plausible « n’est pas souhaitable », a d’emblée signalé Léna Spinazzé, directrice générale adjointe de l’Iddri.
Deux fois moins productifs
L’objectif est de pouvoir objectiver le débat dans un secteur éminemment « complexe », en vue de sortir d’une polarisation régulièrement formulée par : « Pour ou contre la viande ? ». Ce rapport s’appuie sur l’histoire économique des filières en particulier sur le fait qu’au sortir de la guerre, la viande, toutes catégories confondues, a connu un mouvement de « commodification »2 qui s’est traduit en amont par une concentration et une spécialisation des élevages. L’étude cite l’exemple de la Bretagne et du Grand-Ouest qui sont devenus des terres d’élevage contrairement au Sud-Est. Cette commodification a impacté de façon identique l’aval et en particulier les outils de transformation. À la seule différence que les outils industriels français sont, aujourd’hui, deux fois moins productifs et compétitifs que leurs homologues danois sur le porc et quatre fois moins sur la volaille. En d’autres termes, la France connaît un décrochage de ses élevages et de son outil industriel.
Perte d’autonomie
Dans ce contexte, l’Iddri a élaboré un scénario qui se rapprocherait le plus de la réalité, sur la base de plusieurs hypothèses très vraisemblables : une demande mondiale en croissance, des tendances alimentaires stables, une compétition entre États membres pour assurer les prix bas et accessibles, un soutien public aux filières dans le cadre d’une Pac « renationalisée » et des politiques orientées vers la transition agroécologique des exploitations. Il en résulterait « une déconnexion géographique accrue entre consommation de produits peu différenciés et aires de production ; des pratiques de consommation qui restent déterminées par le signal prix et demeurent pratiquement stables en volume par rapport à 2020 et qui se reportent toujours plus sur le poulet ; et le maintien de différentiels de compétitivité significatifs entre États membres de l’Union européenne (UE), défavorables à la France », indique le rapport. Conséquence : les taux de couverture porcine et bovine passent respectivement de 103 à 98 % et de 95 à 80 %. Dans le secteur de la volaille, la hausse de production en poulet ne compense ni le déclin des autres productions (canard, dinde, etc.) ni la hausse de la consommation. Tant et si bien que le déficit passe de 92 à 84 %. L’addition de ces trois dynamiques conduit à un taux de couverture global de 97 à 88 % entre 2020 et 2035. En bout de chaîne, l’Iddri table sur une baisse de près d’un tiers du nombre d’élevages, sans conséquence sur la production de volaille, mais entraînant une diminution de 20 % de la production de viande bovine, « les gains de productivité ayant déjà atteint un plafond ».
Explorer d’autres futurs
Qui dit moins de viande, dit aussi moins d’émissions de gaz à effet de serre (GES). Dans son scénario, l’Iddri estime que celles-ci baisseraient de 15 % en raison de la décapitalisation du cheptel bovin, de la hausse de l’efficience des systèmes d’élevage et de l’amélioration de l’efficience de l’azote en production végétale. Mais la consommation intérieure étant toujours soutenue, les pays européens devraient recourir à davantages d’importations. Les émissions de GES liées à ces dernières pourraient doubler voire tripler d’ici 2035. D’autres effets négatifs se feraient sentir en raison de « l’intensification végétale induite par la demande en concentrés », mais aussi du recours aux engrais de synthèse, aux pesticides et à l’irrigation. De même, le retournement des prairies permanentes dans les régions de plaine et de coteaux (- 18 % entre 2020 et 2035 et - 26 % entre 2000 et 2035) pourrait, selon l’Iddri, accroître la pollution des eaux, engendrer des pertes de biodiversité et impacter le stockage du carbone par les sols. L’étude appelle les parties prenantes (éleveurs et industriels au premier chef) à « explorer d’autres futurs, au-delà de l’hyper-simplification du débat » sur le mode « Pour ou contre la viande ? ».
Christophe Soulard
1. L’étude complète est disponible sur le site de l’Iddri : www.iddri.org/fr
2. Le néologisme de commodification renvoie au processus par lequel une production devient petit à petit une commodité, c’est-à-dire une marchandise fortement standardisée et quasiment universelle, mise en marché à large échelle.
L’élevage français en quête d’autonomie et d’attractivité
Lors des tables rondes, les scientifiques ont rappelé la nécessité de réaliser la transition agroécologique de l’agriculture dans son ensemble, avec, si possible, « un élevage zéro émission nette à l’horizon 2050 ». Quand les interprofessions appellent à mettre un terme aux injonctions contradictoires.
Tout l’enjeu est de pouvoir stabiliser le cheptel existant (bovins, volailles, porcs et ovins notamment) tout en donnant accès aux Français et aux Européens « une alimentation saine, écologiquement responsable et à des prix abordables », a souligné Brigitte Misonne, cheffe de l’unité produits animaux à la Commission européenne. Dans cette difficile équation à résoudre, les scientifiques « doivent s’emparer des injonctions contradictoires », a proposé Claire Rogel-Gaillard, directrice scientifique adjointe Agriculture à l’Inrae. La solution passe-t-elle par la mise en oeuvre de nouvelles politiques publiques comme l’a suggéré Anne Laurent, directrice du programme Agriculture au Secrétariat général à la planification écologique ? En ce sens, trois leviers peuvent-être actionnés. Tout d’abord le levier normatif et réglementaire comme c’est le cas pour le BCAE 8 (biodiversité) qui a conduit à imposer plus de pression et de distorsions de concurrence. Ensuite, il est possible d’agir sur les subventions et soutiens financiers « à condition que ces aides aillent directement aux éleveurs », a-t-elle précisé. Enfin, troisième levier, celui de la consommation. « C’est une politique à bas bruit, autour du Plan national nutrition santé (PNSS), de l’affichage environnemental… Mais elle est compliquée à mettre en oeuvre dans le contexte politique actuel », a analysé Anne Laurent qui entend « tirer le meilleur parti de la recherche et de l’innovation ».
Capitaux familiaux
Au cours d’une seconde table ronde, les représentants des trois interprofessions ont souligné la nécessité de mettre un terme à ces injonctions contradictoires et le rapport les a confortés dans l’objectif de « produire plus et mieux », tout en répondant à l’enjeu du renouvellement des générations. Il ne fait aucun doute pour Jean-Michel Schaeffer, président de l’interprofession volailles de chair (Anvol), que « le consommateur et son acte d’achat doivent nous guider ». Analysant son comportement et les conclusions du rapport de l’Iddri, il constate que le consommateur « cuisine de moins en moins » et qu’il se rabat « sur le poulet du quotidien ». Or celui-ci, peu cher, est en majeure partie importé. Il suffirait donc d’augmenter la capacité de production française pour répondre à cette demande et atténuer le poids des importations de poulets venant de l’Est de l’Europe. « On ne se résout pas à ce scénario », a renchéri Emmanuel Bernard, président de la section bovine de l’interprofession bétail et viande (Interbev). « Pas du tout surpris » par les conclusions du rapport de l’Iddri, il plaide pour réformer l’image du métier d’éleveur pour attirer plus de monde, salariés ou exploitants. Or cette attractivité « passe par les revenus », ont estimé Jean-Michel Schaeffer et François Valy. Pour ce dernier, vice-président de l’interprofession porcine (Inaporc), ces revenus passent par des économies d’échelle et la mise en place d’élevages plus grands, mais toujours aux mains de capitaux familiaux. « La moyenne française d’un élevage porcin est d’environ 250 truies. On pourrait très bien passerà 500, ce qui permettrait de créer de l’emploi et d’améliorer la qualité de vie des exploitants (week-end, vacances…) ». À cela s’ajoute la nécessité « d’éviter les surtranspositions » et de donner « une visibilité à long terme pour les éleveurs », a estimé François Valy qui entend conserver à l’agriculture française et à son élevage, « sa vocation exportatrice. Si on ne vend pas les morceaux moins nobles du porc en Chine, le prix sera plus cher pour le consommateur français », a-t-il expliqué. Comme l’a indiqué Brigitte Misonne, répondre à tous ces enjeux ne pourra se faire qu’en embarquant tous les acteurs de l’ensemble des filières concernées.
Christophe Soulard
TENDANCE / Une consommation toujours en hausse
L’étude de l’Iddri révèle que la viande de volaille s’est imposée dans les assiettes comme dans les élevages. Sa part dans l’assiette du consommateur français est passée de 12 % du total des viandes en 1960, à un tiers en 2022. Au niveau mondial, la production de viande a été multipliée par six entre 1960 et 2022, tirée par le poulet, dont la production a été multipliée par seize. Le Français consomme en moyenne « 80 kg de viande/an/personne, significa-tivement au-dessus des recommandations du Programme national nutrition santé. Il se concentre sur des produits standardisés du fait d’évolutions sociologiques », souligne l’étude. La France est devenue en 2012 importatrice nette de viande après avoir été un des exportateurs majeurs du marché européen. Les dépenses alimentaires représentaient, en 1960, encore un tiers de la consommation des ménages (en valeur) et la part spécifique des viandes était de 7 % (Campion, 1968). Soixante ans plus tard, les proportions seront relativement de 20 et 3 %, malgré des quantités de viande ingérées accrues.